L’univers de la rédaction Web ressemble à une vaste prairie emplie d’injonctions contradictoires. Nous avons déjà abordé la règle fondatrice de tout article en ligne, consistant à ne pas écrire principalement en fonction des algorithmes de classement des moteurs de recherche mais-en-les-prenant-tout-de-même-en-compte. Un exercice de contorsion mentale un peu particulier, comme une partie de cache-cache avec un enfant de deux ans dont les pieds dépassent toujours du rideau.
Tremblez, Buzzfeed, Upworthy et Upvines : Facebook modifie son algorithme !
Nous voici à présent dans le monde récréatif des titres, remis récemment sur le devant de la scène en raison de mesures prises par Facebook pour contrer les effets pervers des sites Web spécialisés dans les titres jugés « racoleurs ». Optimisés pour le partage sur les réseaux sociaux, ces derniers misent tout sur le pouvoir d’attractivité émotionnel, racontant une histoire avant même la lecture de l’article, qui lui-même ne dépasse souvent pas 5 lignes et une courte vidéo.
This Grandma Ran In The Rain. And This Will Move You Once You Find Out. Watch This.
25-Year-Old Teacher Had Only 4 Minutes For His 1st Ever TED Talk. He Nailed It.
She Held The Hand Of A Mom Whose Baby Died Right In Front Of Them. It Doesn’t Have To Be That Way.
Du cœur, de la vie et des larmes, parfois pour la bonne cause : le dernier titre cité couronne un article en partenariat avec l’Unicef sur la question de la mortalité infantile.
Publiés sur des sites comme Buzzfeed ou Upworthy, dont le modèle économique repose sur le nombre de clics et de partages sans tenir compte du contenu ni du temps de lecture, les articles sont entièrement bâtis autour de la pièce maîtresse que constitue le titre. En effet, comme le souligne très justement Vincent Glad sur Slate :
Le contenu d’un article partagé sur le réseau est le dernier maillon d’une longue chaîne conversationnelle: avant d’avoir lu le papier (si tant est qu’on le lise), on consomme déjà le statut de l’ami, la photo, le titre, le chapeau, les likes, voire les commentaires. A la limite, le contenu de l’article est contingent.
Or ces publications prenaient une part démesurée dans le fil d’actualité des utilisateurs, provoquant, à l’instar des « panneaux » (ces images uniquement composées d’une citation bien sentie sur la vie, l’amour, le bonheur ou l’amitié) agacements, grincements de dents et parodies. La tempête grondait, Facebook menaçait d’être rétrogradé dans sa réputation. Les équipes dirigeantes du réseau social ont donc annoncé dans ce billet sur leur blog officiel que les incitations au clic dans les titres seront pénalisées, en offrant moins de visibilité aux liens en question.
Panique à bord des Pure Players
Toute cette histoire de déclassement de liens serait totalement passée inaperçue si la presse en ligne n’avait pas depuis longtemps adopté cette méthode de titres accrocheurs. (Qui se soucie des panneaux, par exemple ? Personne, puisqu’ils tournent en circuit fermé.) Que ce soit chez les pure players (sociétés exerçant uniquement leurs activités sur Internet et par extension, média uniquement présent sur le Web) ou dans la presse traditionnelle, tout le monde ajuste une partie de sa titraille pour un partage optimal sur les réseaux sociaux. Slate le reconnaît humblement, comme le souligne à nouveau Vincent Glad :
La méthode d’Upworthy est un peu extrême, mais elle a une influence certaine. Une bonne partie de la presse américaine s’inspire de ses méthodes avec des titres à rallonge et dirigés vers le lecteur. En France, Slate s’en inspire parfois.
On trouve également ce type de titre émotionnel et narratif dans certaines sous-sections du Monde :
MALENTENDU – Un nageur professionnel pris pour un immigré clandestin avant de traverser la Manche
Un titre pareil ne vous donne-t-il pas envie de liker avant même la lecture dudit article, de cliquer sur le lien, de parcourir d’un œil rapide les cinq courts paragraphes et de le partager ? Moi, si.
Le titre narratif, une longue tradition journalistique
Je n’en conclurais pas toutefois qu’il s’agit là d’une piste vers une « nouvelle forme de journalisme », axé sur la valeur d’usage. Pour qui a un jour tenu entre ses mains un opus de la presse quotidienne régionale (chez nous à Limoges, c’était « Le Populaire du Centre« , dit « Le Popu ») et parcouru les pages consacrées aux faits divers, la recette est éprouvée.
L’art de raconter une histoire dans un titre tient en haleine les lecteurs, habitués, abonnés ou simples curieux de passage devant le kiosque à journaux. Les chiens écrasés et les grands-mères poursuivies par des sangliers n’ont pas fini de nous hanter, du conte de fée au dernier avatar de réseau social : ils parlent à notre part humaine la plus archaïque, la plus secrète et la plus communément partagée.